[Gnon] L'arrivée du messie

Avec un grincement sinistre, la porte de l'incubateur s'ouvrit. L'épaisse brume-placenta se déversa sur le sol moussu, faisant fuir les petits opossums qui s'étaient approchés par curiosité de la grosse machine qui, depuis près d'une semaine, ne cessait d'émettre d'inquiétants bruits d'engrenages et une odeur persistante d'ozone.
Dans la pénombre de la matrice d'incubation, deux canines menaçantes brillaient. La bête resta un instant immobile puis se jeta à l'extérieur... pour atterrir la tête la première sur une racine qui trainait par là.
D'un mouvement maladroit, la chose se releva puis, d'un air triomphant, regarda le ciel avec bravoure et affirma d'un ton sans appel :
- Gnon !

Le Gnon était né.

Derrière lui, l'incubateur se referma dans un chuintement et entama un nouveau cycle de genèse, dans le vain but de "repeupler" Kylbrim. Loin de se soucier de ce genre de considérations, Gnon commença à explorer les lieux par une série de bonds maladroits.
Soudain, un grondement sourd l'interrompit dans le calcul de son prochain point d'atterrissage. Il se tourna vers la droite : rien. Puis vers la gauche : rien. Il commença à aller de nouveau à droite puis, en un éclair, revint à gauche, dans l'espoir de tromper la bête. Mais là encore, il n'y avait personne... et le bruit continuait.

- Gnon ?

Quelques nouvelles feintes plus tard, Gnon se rendit compte que le coupable responsable de cette activité louche n'était autre que son estomac.

Le Gnon avait faim.

Le regard errant du Gnon affamé ne tarda guère à être attiré par le premier mouvement capté par ses sens acérés. À quelques mètres de lui, entre deux racines, un des petits opossums nains était en train de rassembler maladroitement quelques glands pour son garde manger. La pauvre proie innocente ne savais pas encore qu'elle serait la cible du divin courroux du terrible prédateur qui, d'un œil avide, observait sa victime, salivant de délectation à la simple idée de remplir son estomac atrophié par le manque de nourriture. La faim tenaillait Gnon tel un étau pressant du raisin ramolli par des intempéries impitoyables dont le vital jus s'écoule par la béante ouverture due à la pression interne du malheureux grain agonisant.

Gnon soupesa lourdement le poids de son acte à venir. Cette créature avait-t-elle réellement pour destin de mourir ainsi, sans aucune chance de salut ni de rédemption ? Ce défoulement sauvage de barbarisme primaire ne risquerait-il pas de bouleverser durablement l'écosystème planétaire fragile de ce monde dans lequel la vie s'était développée avec une patience incroyable et une précision inouïe ?...

Après 10 longues microsecondes de réflexion, Gnon s'élança d'un majestueux bond plein de grâce vers le petit animal, encore insouciant. Le temps semblait ralenti; avec une lenteur dramatique, l'opossum se rapprochait inéluctablement de la fin de sa courte vie. Il laisserait derrière lui une famille de marsupiaux déchirés par la peine et le chagrin, des amis rendus à jamais mélancoliques et nostalgiques du temps passé avec cet être exceptionnel.
Mais soudain, alors que l'ombre funeste jetait un voile sombre sur son destin, l'opossum nain, frappé d'un éclair de génie subit, s'écarta d'une cabriole souple du terrain qui aurait pu porter sa tombe... afin de poursuivre un gland qui lui avait malencontreusement échappé des pattes.
Gnon s'écrasa lourdement contre les racines de l'arbre, à l'endroit même où son encas se trouvait un instant plus tôt.

- Gnon !

Décréta-t-il avec fureur. D'un geste brusque, il se retourna vers sa proie, toujours occupée à courir après son gland. Gnon s'élança à nouveau, résolu à en découdre avec cette proie réticente. C'est vrai quoi ! Pourquoi les petits granivores apathiques comme celui-ci ne se laissaient jamais manger aisément ? Ils étaient la pour ça, après tout !
Ayant enfin rattrapé la graine réfractaire qui lui avait échappé, l'opossum la brandit à bout de pattes d'un air fier. Il avait accompli là son dernier acte d'héroïsme... Car c'est en effet à ce moment que l'une des impitoyables canines de Gnon lui transperça le thorax dans une gerbe de sang écarlate.
Alors que l'innocent animal observait l'un de ses poumons être éjecté de sa poitrine, il revit toute sa courte vie repasser devant ses yeux : ses parents, le nid familial, ses amis opossums, les noisettes, les graines de patufen, les racines de timssan et surtout, surtout... les glands ! Ah ! Les glands ! Quel bonheur il avait eu à croquer ces graines qui, bien que solides au toucher, révellent toute leur tendresse une fois en bouche, mastiquées par des quenottes bien aiguisées. Il était un véritable régal de savourer ce don du ciel au goût divin qu'était le gland.

Bien loin de se douter combien le petit animal avait été choqué par sa propre mort (ce qui est assez compréhensible en somme), Gnon sentit tout de suite le liquide vital de sa proie lui éclabousser le palais et se répandre dans sa bouche.

- Gnoooooon ! Gnon Gnon Gnon !

Fit-il avec dégoût. Cela n'était pas bon ! D'un coup sec, il envoya la carcasse voler au loin et recracha tout le sang qu'il avait ingéré. Tant pis pour les opossums....

Mais Gnon était toujours affamé....
C'est alors qu'il avisa, à l'extrémité d'une branche, un drôle de fruit orange plutôt difforme. Plein d'excroissances et de boursoufflures étranges, nul être ayant un poil de jugeote ne se serait risqué à y goûter. Mais Gnon était curieux. Il s'aplatit au sol et, d'un saut extraordinaire, bondit vers sa nouvelle cible, la gueule ouverte.

Malheureusement, le branche supportant le drôle de fruit était haute... trop haute. La mâchoire de Gnon claqua une dizaine de centimètres en dessous de son festin... c'est alors que la chute commença. Arrivé à la hauteur maximale qu'il pouvait atteindre, Gnon fput contraint par la toute puissante gravité (quelle chieuse celle là !) de redescendre vers le sol. Celui-ci se rapprochait de plus en plus vite... Et soudain... ce fût l'impact.
Gnon s'écrasa contre le terrain moussu... et rebondis avec un grand *BOING !* jusqu'au milieu de la clairière. Être mou est parfois utile...

Pas le moins du monde découragé par cet échec, Gnon repartit de plus belle à l'assaut... Puis encore... Puis encore...
une dizaine de tentatives plus tard, il abandonna. De rage, il percuta violemment le tronc de l'arbre haï... ... ...et le fruit tomba.

- Gnon !

Avec un regain d'espoir, gnon se précipita sur son butin. Certes quelque peu écrabouillée sur le sol, la chose était encore comestible (pour un Gnon en tout cas).
D'un seul coup, sans mastiquer, il avala la totalité du fruit. C'est alors que cet arôme se révella à lui. Le goût sucré lui ravissait les papilles. C'était une explosion de saveur, un feu d'artifice de senteurs ! Quelle douceur ! Quel plaisir !

Le Gnon vit que cela était bon.

Une demi-douzaine de fruits Kwrmbls plus tard, Gnon, dans son immense sagesse, décida qu'il devait entreprendre avec courage et détermination une majestueuse sieste digestive; d'autant plus qu'il commençait à avoir mal à la gelée à force de se cogner contre les arbres à Kwrmbls.

Il se dénicha un coin tranquille entre deux racines et assez loin de l'incubateur qui continuait à produire son potin d'enfer. Gnon attendit... et attendit...

- Gnon.

Il ne parvenait pas à trouver le sommeil. Après tout, personne ne lui avait expliqué comment faire... Il tenta de s'assoupir dans toutes les positions possibles : à l'endroit, à l'envers, de travers, les yeux ouverts, les yeux fermés, un fermé l'autre semi-ouvert... Rien à faire...

Sur ces entrefaites, la nuit était tombée, obscurcissant le sous bois à présent éclairé par la pâle et fantomatique lueur des lunes de Kylbrim. Les plantes se rétractaient sur elles-mêmes, les opossums nains rentraient dans leurs tanières, encore peinés de la perte dramatique de leur camarade, victime d'un prédateur inconnu et terrifiant animé par le courroux divin. On disait de la bête qu'elle était sans pitié, s'attaquant aux plus faibles sans leur laisser la moindre chance. Cette rumeur tombait à pic pour les parents opossums nains qui étaient justement en ce temps là occupés à chercher un nouveau croque-mitaine pour effrayer les enfants, comme tous les parents sadiques de l'univers.

Après moults essais, Gnon parvint à s'endormir, ronflant avec un bruit d'oeuf de Megl écrasé par un Kwrbl mou. Il rêva des seules choses qu'il connaissait (car, rapellons-le, il venait alors de naître) : les opossums nains et les Kwrmbl. Les premiers couraient sur les seconds, s'entrecroisaient dans un ballet digne de l'Opéra de Balaki, sautaient jusqu'aux larges branches, retombaient avec souplesse et poursuivaient des glands.

Le Gnon se reposait, en paix.

Gnon fût réveillé par un craquement. Ou plutôt une multitude de craquements...
Il ouvrit un œil ensommeillé : de partout, on pouvait voir les opossums nains tantôt courants sur les branches, tantôt planant vers un autre arbre. Certains emportaient leurs précieux glands, d'autres privilégiaient la vitesse, sautant avec agilité d'un point d'appui à un autre, évoluant à toute vitesse à travers le feuillage des arbres à Kwrmbls.

De nombreux fruits, dérangés par ce remue-ménage, préférèrent se jeter au sol... au grand bonheur de Gnon. Notre brave héros était émerveillé par cette manne céleste de Kwrmbls pleuvant en tous sens, couvrant le sol de leur jus sucré et visqueux dont émanait une douce odeur de confiserie.
Ne pouvant se retenir plus longtemps, le (grand et) magnifique Gnon se rua au milieu de la clairière, se délectant de la sainte compote maculant le sous-bois.

C'est alors qu'une ombre menaçante le recouvrit. Du Kwrmbl plein la bouche, Gnon se retourna lentement... pour faire face à la terrible menace qui avait causé tant de panique chez les habitants de la jungle. La bête, dressée sur ses quattre pattes, observait l'illustre Gnon de ses deux petits yeux, enfoncés dans ses orbites et cachés sous l'épaisse touffe de poils couvrant le haut du crâne du monstre. Sa grosse truffe reniflait avec dédain l'être divin auquel il faisait face.


- Gnon ?

L'abomination tira la langue d'un air menaçant puis exhiba ses crocs acérés. Pris de panique, Gnon s'empressa de s'éloigner du danger par un grand bond qui eu pour principal effet de repeindre la touffe de l'animal avec la purée orangeâtre de Kwrmbl... Au tant le dire tout de suite : celui-ci n'apprécia pas.

Gnon se mit à rebondir avec souplesse entre les flaques fruitées, laissant son lamentable opposant patiner dedans et se couvrir la fourrure du mélange collant de pulpe et de feuilles mortes.

Une bonne cinquantaine de majestueux sauts et risibles dérapages plus tard, les deux opposants parvinrent devant une grande étendue d'eau rougeâtre sur laquelle, le compris Gnon à ses dépends, on ne pouvait rebondir. Les arbres couvrant les berges du lac avaient eux aussi adopté une teinte carmin, certainement à cause des minéraux contenus dans l'eau (principalement du cuivre mais ça, on ne le sait pas encore).

Gnon réagit aussi rapidement qu'il le pût face à ce nouvel obstacle en effectuant un long et hasardeux bond latéral... qui l'envoya tout droit dans les buissons vermillons. Les branches l'enserrèrent, le paralysant complètement alors que son adversaire s'approchait dangereusement, hors d'haleine et couvert de Kwrmbl aux feuilles mortes, ce qui ne faisait qu'ajouter à son caractère effrayant.

Gnon commençait à paniquer, il faisait une cible parfaite, gelée verte dans buisson rouge. Il sentait l'adrénaline pulser à travers son mou. L'horrible créature qui le pourchassait tournât sa tête à droite... puis revint lentement vers la gauche, en direction de notre noble et courageux héros, toujours immobilisé. La tension était à son comble ! Ses yeux, progressant inexorablement, se posèrent sur Gnon... puis passèrent sans relever sa présence. En effet, du point de vu de l'animal, rien ne semblait anormal dans ces fougères pourpres... et l'on distinguait à peine le petit tas tremblotant de flan rouge s'y terrant.

Sous l'effet de la peur, le brave Gnon avait découvert une nouvelle caractéristique propre à son espèce : la polychromie active (ou "Gnongnon", en langage Gnon). Cette incroyable capacité à faire varier sa teinte avait sauvé un nombre incalculable de fois moult générations de Gnons. Pas bête, hein ?

Toujours camouflé, il pût admirer son sot opposant lui tournant le dos. Sans hésiter et reprenant sa sublime teinte originelle, il s'étira tant qu'il pût, se dressa et... goba d'un seul coup la bête immonde. De l'extérieur, on ne pouvait qu'admirer un gros tas de gelée verte agité de soubresauts violents. Ceux-ci ne tardèrent pas à se calmer et c'est alors que Gnon, tout tendu sur sa proie agonisante, décida que le temps était venu de commencer une nouvelle sieste digestive. Après tout, pourquoi pas ?

Le Gnon digérait.

Lorsque Gnon s'éveilla majestueusement avec sa grâce toute naturelle, il avait retrouvé sa divine forme native. Néanmoins, après un long et minutieux examen de lui-même, il trouva avoir grandi (ou grossi, c'est pareil pour un Gnon).
Quelque chose le gênait. Cela venait de sa bouche. Il souffla d'un coup sec et une bonne quantité de feuilles mortes sortit de son inénarrable orifice buccal.

- Gnon.

Tout fier de la nouvelle habilité qu'il avait, au prix d'un effort surgnonien, acquit la veille, il passa une bonne demi-heure à passer par toutes les couleurs du spectre visible, du rouge à l'indigo, du noir au blanc, du bleu pailleté à l'octarine*.

Après avoir constaté que cela fonctionnait toujours (ouf !), le sublime être divin s'approcha de l'énigmatique lac flamboyant pour examiner cette bizarrerie de plus près. Ce qui l'étonnait n'était pas le fait que celui-ci soit rougeâtre, ni qu'il ait une forte concentration en cuivre et oxyde de fer, ni même que la large population de crevettes y vivant avaient également adopté la teinte vermillon des eaux. Non. Ce qui intriguait Gnon, c'était l'eau. Lorsqu'il y entrait, il s'y enfonçait. C'était mouillé, bizarre. En avançant un peu, il découvrit qu'il flottait. C'est à ce moment qu'il se rapatria vers la berge, effrayé que sa gelée ne touche plus le fond sablonneux.

- Gnon.

En effet.

- Gnon ?

Oui.

- Gnon. Gnon !

Dans son indubitable magnificence, Gnon décréta qu'il était temps pour lui de s'octroyer avec délicatesse un sublime petit déjeuner digne de son illustre rang.

A cette fin, revenir vers la zone maculée de Kwrmbl séché ne paraissait pas un très bonne idée. Il s'enfonça donc dans la forêt jusqu'à rencontrer un arbre portant encore sur ses branches une quantité raisonnable de fruits.
Avant de tenter de les faire tomber en maltraitant le tronc, comme à son habitude, Gnon retenta la technique du saut. À sa grande surprise, son surplus de gelée lui donnais plus d'élasticité et il parvint sans effort à atteindre les Kwrmbl qui le narguaient, cachés derrière les feuilles.

C'est alors que le drame se produisit.

Ce jour là, Marie, un innocente mère de famille opossum nain, avait décidé d'emmener sa fratrie en ballade parmi les hautes branches de l'arbre à Kwrmbl familial. Elle portait encore la petite dernière sur son dos alors que les deux jumeaux, âgés de quelques mois déjà, gambadaient et planaient gaiement entre les feuilles amères de la demeure.
Alors qu'elle progressait sur une branche large solide, elle décida de faire une petite pause, afin de laisser les enfants jouer un petit peu avec les fruits proliférant dans cette région de l'arbre.
Marie s'adossa à un Kwrmbl moelleux et déposa le bébé à ses pieds. C'est à cet instant, alors qu'elle se réjouissait de constater que ses deux fils avaient pris quelques millimètres de plus ce mois-ci, que, sans prévenir, un grand trou noir vert vint la happer avec le fruit sur lequel elle se reposait.

- Gnon.

Ce Kwrmbl avait un goût étrange. Cela lui rappelait quelque chose, mais quoi ? En voyant la petite patte crispée qui lui sortait de la bouche, Gnon se souvint.

- Gnon !

Curieusement, cette fois-ci, le goût de la chair du petit animal ne le dégouta pas. Cela allait même bien avec le fin arôme du Kwrmbl. Exquis.

Qu'est-ce qui avait bien pu pousser l'humble fructivore qu'était le Gnon à se délecter ainsi de la viande d'une mère opossum nain laissant derrière elle trois orphelins et un veuf ? Que c'était-il produit pour que ce réalise ce chamboulement total des grandes constantes de l'univers ?

Le Gnon attendait la suite, au prochain épisode.


* Ceux qui ont compris la référence littéraire ont gagné un Smartie au gingembre.
Réponse de MJ-Kylbrim : Je n'aurais pas de Smartie au gingembre ><
Réponse de Gnon : Ces jeunes ! Plus aucune culture générale ;-)

Ainsi furent achevés les cieux et la terre, et toute leur armée. Le Gnon acheva au septième post son œuvre, qu’il avait faite ; et il se reposa au septième post de toute son œuvre, qu’il avait faite. Le Gnon bénit le septième post, et il le sanctifia, parce qu’en ce post il se reposa de toute son œuvre qu’il avait créée en la faisant.

Alors que le mystère planait toujours sur le subit changement de goûts de l'extraordinaire et incroyable Gnon, celui-ci décida non pas de commencer une nouvelle magnificente sieste digestive mais bel et bien d'aller se promener par de grâcieux bonds à travers la jungle afin de mieux connaitre l'étendue de son nouveau royaume.

Au hasard de ses pérégrinations, il finit par revenir dans la clairière de l'incubateur bio-plasmique. Celui-ci avait enfin arrêté de faire du bruit et gisait, fracassé, sur le sol moussu. Les insectes commençaient déjà à piller les réserves de glucides dont le compartiment béait, grand ouvert.

- Gnon ?

Quoi que cela veuille dire, Gnon soupçonnait, dans son immense ingéniosité, que ce n'était pas une très bonne nouvelle. Ses soupçons se confirmèrent lorsqu'une large ombre le recouvrit.

- Gnon...

Il connaissait cette odeur. L'instinct de toutes es générations passées de Gnons lui dictait quel était l'affreux monstre qui, derrière lui, l'épiait d'un œil mauvais. Il s'agissait d'un Blob... le pire ennemi des Gnons depuis l'aube des temps. Cet immonde prédateur chassait les nouveaux-nés, piégeait les anciens et (pire !) pillaient les réserves de marshmallows Quirstiens. En un réflexe salvateur, Gnon sauta vers le centre de la clairière, un instant avant qu'une gluante paire de tentacules ne se jette sur l'emplacement où il se trouvait une demi seconde plus tôt...

La bête couina de rage commença à se précipiter vers sa proie. Gnon savait que, à ce stade de son évolution, il ne pouvait rien contre un tel adversaire extra-Kylbrimien. Notre courageux héros se contenta donc de bondir puissament pour fuir son ennemi.

Instinctivement, le valeureux Gnon prit à nouveau le chemin du lac. Ce sentier même qu'il avait parcouru quelques jours plus tôt, un autre monstre aux trousses. La purée de Kwrmbl avait à présent séché et les opossums nains avaient retrouvé leurs doux foyers. Néanmoins, cette fois-ci, Gnon avait beaucoup plus de mal à conserver son avance sur l'immondice tentaculaire qui tentait de l'engloutir.
Il se mit alors à enchaîner les esquives pour tenter de duper son poursuivant... mais rien n'y fit : le monstre se rapprochait inexorablement, ses létaux pseudopodes pointés avec rage vers le noble Gnon.

Celui-ci sentait son glas approcher. Si seulement il avait pu lutter ! Repousser cette dégénérescence baveuse au loin !
Mais, dramatiquement, il ne pouvait rien faire d'autre que fuir. Comme devant le monstre bouclé. Cet animal là au moins aurait pu tenir tête à cette ignoble et impotiyable déchet spatial.

...

...

- Gnon !

Mais oui !

- Gnon. Gnon !

C'était cela, la solution : Le monstre à bouclettes ! Gnon se concentra de toutes ses forces et, se rappela toutes les informations qu'il avait emmagasiné durant sa dernière sieste digestive : à ce moment, alors qu'il recouvrait la bête, ses multiples langues-ventouses avaient sondé l'animal de toutes parts, de la moindre anfractuosité de son corps jusqu'à ses goûts et secrets les plus intimes. C'est de cette fine analyse que venait son tout nouveau plaisir à déguster les opossums nains.

De la même manière qu'il changeait de couleur, Gnon mobilisa chacune des cellules de sa gelée et, en un instant, alors que son terrible opposant se jetait sur lui, toutes tentacules dehors, il adopta la forme du monstre à bouclettes.

Aussitôt, tout l'instinct primaire de cette espèce afflua dans son cerveau et, vif comme l'éclair, il mordit violemment dans le mou de son adversaire. La lutte fût acharnée. Après moult griffures, morsures et léchouilles, un Gnon, affaibli mais fier, triompha.

Il reprit sa parfaite forme originelle puis, d'un ton plein de bravoure déclara :

- Gnon.


Le Gnon avait vaincu.

Gnon s'éloigna de l'odorante chair putréfiée du Blob qui resta là, dans le sous bois, à pourrir encore plus qu'il ne le faisait de son vivant.

En se promenant, encore tout exacerbé par sa récente victoire, Gnon changea encore quelques fois d'apparence pour effrayer les opossums nains. Cela était amusant. Néanmoins, il s'imposa rapidement que cela demandait une forte consommation de l'énergie interne de Gnon. Affamé et épuisé, celui-ci engloutit une bonne douzaine de Kwrmbls avant de s'endormir paisiblement sur une haute branche à la solidité douteuse mais suffisante.

Le lendemain, il se sentait déjà mieux, prêt à irradier le monde de son immortelle magnificence. Par de joyeux bonds, il repartit à la découverte de son domaine. Alors qu'il sautait par dessus un tronc d'arbre mort couché en travers de son illustre chemin, Gnon LES vit.

- Gnon ?

ILS ne l'avaient pas encore vu. Gnon se cacha pour ne pas être aperçu par EUX...

Il s'agissait d'êtres étranges. Bien plus évolués que tous les animaux que Gnon avait pu contempler jusqu'à présent, ceux-ci se tenaient solidement en équilibre sur leurs deux courtes jambes et savaient déjà se servir d'outils, comme en témoignait les lances et les boucliers qu'ils serraient d'une main ferme en avançant avec prudence parmi les fourrés. Les Mouzlitons étaient en chasse. Couvert d'une épaisse fourrure laineuse de la tête aux pieds, ils n'étaient pas sans rappeler les Mliritons, si communs sur Kylbrim. Néanmoins, dans leur œil alerte brillait sans aucun doute une indiscutable lueur d'intelligence.


Les trois individus se séparèrent pour fouiller les fourrés, certainement à la recherche d'un quelconque gibier. L'un d'eux prit la direction du tronc derrière lequel se cachait notre valeureux Gnon. Ce dernier observait chacun des déplacement du petit être avec un grand intérêt curieux. Gnon désirait ardemment en savoir plus sur cette étrange ethnie. Pourquoi étaient-ils si particuliers ? Comment vivaient-ils ? Aimaient-ils les Kwrmbls ?

A peine le Mouzliton eût-il dépassé l'arbre couché qu'il se fit engloutir dans une marée de gelée verte. Aussitôt, quantité de langues-ventouses vinrent se coller à lui, l'analyser, l'étudier.

Gnon fût à ce moment assailli par tout ce qui faisait ce Mouzliton tel qu'il était : sa forme, bien sûr, mais également chacune de ses expériences, de ses pensées, de ses émotions. Tout vint à Gnon tel un gigantesque tsunami d'eaux rageuses en furie...

Bêrnik. C'était son nom. Bêrnik. Né dans le petit village de Oviliss, Bêrnik avait toujours connu une vie paisible et heureuse.
Ses parents.
Son anniversaire.
Ses amis.
La pêche.
La récolte des fruits.
Ses amours.
Son rite de passage.
La chasse.
La tribu.
Sa hutte.
Les pirogues.
Bêrta. Sa femme.
Bêstial, Bêréniss, Bêniad. Ses trois enfants.
Bêrta.
Bêrta..
Bêrta...

À l'agonie, le pauvre Bêrnik, émettait ses dernières pensées vers sa bien aimée. Gnon fût choqué par tout ce qu'il vit. Ce Mouzliton était un être autrement plus complexe que le Mliriton qu'il avait, par le passé, analysé. Toute cette vie, tous ces évènements. Il ne pouvait détruire tout cela.
Dans sa grande mansuétude, Gnon libéra le petit indigène qui, aussitôt, s'évanouit.

Le Gnon était bon.

Gnon ressentait de la pitié pour l'innocent Mouzliton étendu sur le sol de la forêt. Mais déjà ses congénères se rassemblaient dans la clairière et semblaient le chercher.

Sans hésiter, Gnon, se concentra puis, comme il l'avait auparavant fait avec le Mliriton, prit la forme de Bêrnik. Il s'empara des armes de ce dernier et, le laissant se reposer dans la mousse humectée de rosée, il rejoignit les autres mouzlitons dans la clairière.

- ಔಝಘಇಎ !
- ಕಯತಔಉ ? ಋಌಗ.
- Gnon ?
- ಕಌಞಠಎನ ?
- Gnon.
- ಋಌಗ.
- ಫಟಌಟ !
- Gnon !
- ಕಯತಔಉ ...

Gnon comprit vite qu'il lui manquait quelque chose pour communiquer avec ces créatures. Il fouilla dans la masse de savoir qu'il avait emprunté à Bêrnik. Après quelques secondes de recherches dans ce capharnaüm innommable, il parvint à trouver les bases linguistiques du dialecte Mouzliton.
Aussitôt, les paroles de ses nouveaux compagnons lui apparurent, claires comme de l'eau de roche.

- Bêêêê ! Qu'êêêst qu'tu foution donc Bêêêrnik ?
- T'a donêêê ta langue aux Mritifêêês ?

Notre sublime héros se hasarda à leur répondre dans le patois local.

- J'étions dans les fourêêês. C'étion touffu là d'dans !
- Êêêt que c'êêêst-y pour ça qu'tu Gnone ? Bêêêê
- Hum... Bêêê ouêêêê.

Pouvoir communiquer avec des créatures, certes inférieures, telles que celles-ci était un vrai bonheur pour Gnon qui s'en donnait à coeur joie, bêlant à tue-tête.

- Bêêêêê !
-Sois-t-y pas tant gêêêêê, Bêêêêêrnik ! N'vions point d'gibiêêêê c'jour... Pas vrêêêê Bêêêêrnêêêêze ?
- Pour sûr, Bêêêênêêêêfiss ! Bêêê...
- V'la la bêêêêêê d'Oviliss. Bêêêê !

Devant eux s'étendait en effet un petit lagon au bord duquel étaient bâti une douziane de huttes ornées de lainaiges colorés. De petits Mouzlitons couraient un peu partout, jouant à saute-mouton pendant que les adultes pêchaient ou préparaient le repas du soir*.

Mais ce qui attira surtout l'attention de Gnon, ce fût la grande étendue de monoxyde de dihydrogène au chlorure de sodium turquoise s'étendant devant lui jusqu'à l'horizon rougeoyant où le soleil cramoisi finissait sa longue course quotidienne. L'immensité de la mer toucha Gnon jusqu'aux tréfonds de sa gelée.

Le Gnon était émerveillé.


* Non, ce n'était pas un méchoui.

Grâce aux souvenirs gracieusement prêtés par Bêrnik, Gnon s'intégra aisément dans le petit village côtier Mouzliton : il salua Bênitié le pêcheur, Bêrangère la boulangère, Bênaordurr le maçon, Bênénutts le... euh... qu'est qu'il faisait déjà celui-là ?... Aucune importance. En tout cas, Gnon se délectait de sa rencontre avec cette communauté relativement civilisée.
Les villageois étaient certes déçus de voir que les chasseurs rentraient bredouille mais cela ne semblait pas trop influencer la bonne humeur générale.
Les agneaux mirent la table et le dîner pût commencer.



Gnon déglutit en voyant le menu mais, grâce aux goûts verts de Bêrnik, il pût tout de même l'apprécier... Jusqu'au 7ème plat .
Alors qu'il se délectait d'un Kwrmbl au persil, notre sublime héros aperçut une sombre silhouette chancelante qui descendait vers le village : Bêrnik avait repris ses esprits et s'acheminait, clopin-clopant, vers Oviliss.
Comprenant aussitôt dans quelle délicate situation il s'était mise, Gnon s'éclipsa, une cuisse de Mritifê au gingembre à la main. Il se camoufla prestement derrière la grande hutte du village.

De grands bêlements s'élevèrent bientôt alors que l'infortunée victime de l'ire du grand et magnifique Gnon interrompait le banquet pour exprimer sa mésaventure, l'air hagard.

Le Gnon avait gaffé.

Pour les Mouzlitons, il devint vite évident qu'un imposteur avait pris la place de Bêrnik durant les dernières heures. Cela était d'autant plus louche que le "faux" Bêrnik avait eu l'air de se comporter tout à fait normalement durant ce laps de temps, si ce n'est quelques bêlements superflus poussés à tue-tête à travers le village et une grande fascination pour la mer s'étendant au pied du village...

Gnon réfléchit du plus rapidement qu'il put, faisant travailler son neurone plus vite qu'il ne l'avait jamais fait. Alors qu'il reprenait sa molle et verte apparence originelle, il fût dérangé par une grosse truffe humide qui vint lui renifler la gelée avec ardeur. Un gros Mliriton l'observait avec des yeux ronds, probablement en extase face à la divine magnificence de l'être suprême à qui il faisait face.

- Gnon ?

Les Mouzlitons se répandirent dans le village, torches en main, à la recherche du vil imposteur. Par sécurité, ils attachèrent auparavant le vrai Bêrnik au totem de la place centrale afin que l'on puisse le reconnaître aisément. Tout fût fouillé : les huttes, le garde-manger, le placard à balais, la cabane à filets, le nichoir à Mritifês,... Tout y passa.

Soudain, un grand cri s'éleva dans la nuit : cela venait de l'arrière de la grande hutte. Tout le monde accourut prestement : Bêdéboi avait trouvé quelque chose !
Au milieu du cercle de torches enflammées, deux Mliritons apeurés se tassaient l'un contre l'autre de terreur.

- Bêêêêêê ! Qu'êêêêêêst-ce qu'y font-y là ceux là ?
- C'était à Bêêêêêkbinzen d'les rentrêêêê c'soir.

Tout le monde jetta un regard accusateur au jeune Bêkbunsen qui se faisait à présent tout petit, honteux de na pas avoir accompli correctement la tâche qui lui avait été confiée de rentrer les Mliritons à l'enclos ce soir là.

- Bêêêêê... Êêêêêêêxcusêêêêêêz moi...

Il fût convenu que Bêkbunsen serait puni par une tonte partielle de l'arrière train et celui-ci, penaud, raccompagna les deux animaux jusqu'à leur étable.
Ce problème étant résolu, les membres de la petite communauté se mirent au lit et s'endormirent en comptant les Mliritons. Plus personne ne se souciait du soit-disant imposteur... ni même du pauvre Bêrnik qui, toujours attaché à son totem passa une bonne partie de la nuit à bêler avant que Bêrlingo ne vienne le détacher, excédé.

Au chaud dans l'enclos à Mliritons, Gnon s'endormit paisiblement.

Une fois de plus, le Gnon avait vaincu.

Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi, le Mliriton supplémentaire passant inaperçu auprès de ses nouveaux bergers et profitant de cette occasion inespérée pour se renseigner sur leurs us et coutumes.

Très proches de la nature, les Mouzlitons vivaient en communion avec les autres habitants de Birhaka : ils élevaient les Mliritons, récoltaient les Kwrmbls avec précaution, faisaient pousser du gazon, pêchaient dans leur lagon.

Près de la plage était dressé un grand bâtiment qui semblait servir d'entrepôt : c'est là qu'étaient stockés, entre autres, la laine et le lait de Mliritons. Gnon en comprit l'intérêt lorsque, un matin, un grand navire de transport vint s'amarrer dans la baie d'Oviliss.
L'équipage de celui-ci était très hétéroclite : le capitaine et les marchands semblaient principalement humains mais des ludmars s'occupaient de la manutention, manifestement pas plus dérangés que ça par la présence des kloogfas qui supervisaient les manœuvres.

Un homme de haute stature vint saluer le chef Bêtléhaime puis entama avec lui les négociations pour acheter à bas prix les ressources emmagasinées par les Mouzlitons depuis leur dernière visite. Cette fois-ci, il désirait également obtenir des graines de Kwrmbl pour les grand vergers d'Odaskina et quelques Mliritons pour les élevages.
Bêtléhaime parvint à obtenir, en contrepartie de toutes ces ressources, quelques coffrets de verroterie et des instruments neufs pour la tonte. Les deux camps étaient convaincus d'avoir conclu là une bonne affaire.

C'est ainsi que, avant qu'il ne pût s'en rendre compte, Gnon fût embarqué sur le navire et installé en cale avec un peu de foin.

- Gnon ?

Il aurait aimé pouvoir apprécier la vue de la mer mais personne n'avait jugé bon de pourvoir la cale d'un hublot, c'était ballot. Une fois chargé, le vaisseau ne tarda pas à reprendre sa route, acheminant les ressources fraîchement acquises jusqu'à Tabbeck où, chaque jour, le marché battait son plein. Le capitaine se réjouissait à l'avance de la coquette somme que cet aisé voyage lui rapporterait... sans se douter que ses cales transportaient en réalité une denrée inestimable.

Le Gnon voguait au loin.

Gnon s'ennuyait ferme. Non pas que les mliritons fussent dérangeants mais... il n'étaient pas très causants. Après quelques jours de voyage en mer, ou plutôt en cale, il cessa de mâcher son foin et, d'un air résolu, reprit sa verte et voluptueuse forme originelle.

- Gnon.

Ça faisait du bien d'être à nouveau soi !
Néanmoins, cela ne l'avançait pas beaucoup, l'unique issue étant close et ses coups de gelée rageurs à l'encontre de la porte restant aussi efficaces que des pets d'opossum nain sur une forteresse kloogfane. C'est alors que, d'un geste majestueux, Gnon attendit... Et attendit... Et attendit... Et mangea un mliriton... Et attendit...
Après qu'il ait attendu une dizaine de fois, la porte de la cale s'ouvrit, révélant une terrible silhouette se découpant en contre-jour dans la vive lumière provenant de l'extérieur. Armée de son balai brosse, la terrible bête avança en chancelant, manifestement effrayée par l'obscurité régnant dans la cale. Soudain, le monstre se retourna, ayant entendu un bruit suspect derrière lui : personne en vue.
À demi rassuré, Marty, le matelot du bord, commença à nettoyer la cale, surveillant avec anxiété les coins sombres : le noir l'avait toujours effrayé... Et c'était en partie pour cela qu'il était toujours désigné volontaire pour descendre dans les entrailles du navire.

En quelques bonds, Gnon eût grimpé l'escalier de la cale et pût enfin profiter à nouveau de la lumière du jour. Les chauds rayons de l'astre solaire chauffaient sa gelée ternie par son séjour forcé dans l'obscurité.
Malheureusement, sa toute puissante magnificence ne tarda pas à attirer l'attention des simples mortels du voisinage : un marin barbu l'approchait avec appréhension, une grande perche à la main. Le pauvre homme était manifestement trop ébloui par l'incroyable aura de l'être divin auquel il faisait face pour agir de manière censée.

Sans plus prêter attention à cet intrus, Gnon s'étira, en largeur, en hauteur, en profondeur, de biais, de côté, de profil, à l'endroit, à l'envers. Et, en offrande à l'étoile céleste l'illuminant de mille feux, bailla.
C'est à ce moment qu'un remous violent et fourbe vint faire tanguer le navire. Sous l'impulsions de la vile vague, Gnon chuta tête la première sur sa gelée.

- Gnon ?

C'était d'étrange. En tombant, son suprême orifice buccal grand ouvert avait recouvert quelque chose. Et cela ne plaisait manifestement pas à cette chose qui tentait de se dégager par de violents soubresauts faisant tressauter Gnon. Intrigué, il goûta.

Trixil.
C'était le nom du marin curieux qui venait de tomber dans la sublime bouche de Gnon (ou plutôt l'inverse en fait). Comme pour Bêrnik, toute la vie de l'homme commença à défiler dans la sublime encéphale de notre brave héros.
La psyché d'un humain était extrêmement plus riche que celle d'un Mouzliton. Tout le vécu et savoir de Tixil se déversait en Gnon comme de la liqueur de Kwrmbl dans une oreille de Ludmar.

Le Gnon apprenait.

Trixil était né au nord de Datrekina, à la frontière entre les Grands Volcans et la Banquise Septentrionale. Sur ces terres rudes et mortes, le petit port de Xrapn ne subsistait que par le commerce avec les rares brises-glaces de passage, en partance pour la chasse au phoque doré, un met de choix dans l'empire Snorgan.
Toute l'enfance de Trixil se résumait à une vie morne sur la grève glacée. Dès qu'il le pût, il s'engageât comme mousse sur un navire de passage. Membre d'équipages successivement chasseurs, pirates puis marchands, Trixil navigua à travers tout Kylbrim, écuma toutes mers.
Depuis cinq ans, il occupait le poste de second au près du capitaine Mortegourde, se chargeant principalement de transporter des marchandises à travers le Grand Archipel, réputé pour ses courants traitres et cyclones fréquents. Naviguer en ces eaux requérait une grande expérience des flots et un équipage compétent, que Mortegourde et lui recrutaient minutieusement avent chaque expédition.
Le commerce de...

Gnon s'extirpa avec difficulté des pensées de Trixil : il en savait assez pour comprendre qu'il ne faisait pas bon de traîner sur le pont trop longtemps, sous peine d'être rapidement repéré par un marin de passage. Il découvrit l'homme, qui s'était évanoui, avant de prendre son apparence et de porter le corps inanimé jusqu'à une des caches que Trixil utilisait pour camoufler les denrées de contrebande : personne ne le trouverait là.

Toujours sous les traits de cet humain à forte carrure, Gnon revint à la proue du navire et admira la coucher de soleil sur les eaux turquoises du grand archipel : c'était beau. Les souvenirs de Trixil étaient certes emplis de scènes semblables mais rien de pouvait se comparer à l'expérience de visu d'un tel spectacle.
La Carmilla du capitaine Mortegourde faisait route vers Tabbeck pour vider ses cales. La partie Trixilienne de notre héros se réjouissait d'avance de la somme rondelette qu'il obtiendrait en vendant le fruit de leur troc avec les aborigènes Mouzlitons tandis que son côté Gnonien se délectait d'avance des nouveaux environnements qu'il allait découvrir.

- Gnon !

Le Gnon partait à l'aventure.

Le vent et les embruns marins auraient pu faire voler les cheveux de Gnon si Trixil en avait eu. Notre brave et intrépide héros se délectait de cette sensation de liberté et de puissance. Mon lieutenant ? Il inspira une grande bouffée d'air marin chargé de sel : c'était vivifiant. Lieutenant ? Voguer sur la Carmilla à cette période de l'a...

- LIEUTENANT TRIXIL !

Gnon se retourna.

- Gnon ? Hum... Euh... Je veux dire... QUARTIER-MAÎTRE BIYAMBOA !
- Oui mon lieutenant ?
- Que vouliez-vous me dire ?
- Le capitaine vous attends dans sa cabine, mon lieutenant !
- C'est tout ?
- Eh bien... oui...
- Parfait ! Alors prenez ma place, j'y vais !
- Votre... place ?
- A la proue bien entendu, sentez moi un peu cet air frais vous m'en direz des nouvelles !
- Euh... Oui mon lieutenant !

Sautillant, Gnon laissa le quartier maître face au vent et s'en alla rejoindre la cabine du capitaine.
Lorsqu'il toqua, une voix bourrue que Trixil connaissait bien l'nvita à entrer, ce qu'il fit prestement avant de refermer la porte.

- Aaaah ! Trixil ! Je t'attendais !

Le capitaine Mortegourde était un homme imposant . Sa large barbe couleur d'ébène couvrait son puissant poitrail, couvert de profondes cicatrices, marques d'un passé mouvementé. Il lui manquait par ailleurs une oreille, trois doigts et deux orteils mais cela ne semblait pas trop le gêner.

- Vous vouliez me voir capitaine ?
- Ne prends donc pas ce ton cérémonieux avec moi, gamin ! On se connait bien non ?
- Pour sûr, mon gros !
- Prends un peu de liqueur de Kwrmbl, il faut qu'on parle !

Gnon se servit un verre d'alcool, salivant d'avance en humant le parfum si familier du Kwrmbl. Mortegourde prit un air grave :

- Trixil.
- Mortegourde.
- Cela fait bien longtemps que nous voguons ensemble...
- Oui.
- Écumant le grand archipel, bravant ses mille dangers avec courge... euh... courage et détermination...
- Oui.
- Ne laissant ni le vent, ni la grêle, entamer notre enthousiasme...
- Oui.
- Nous jouant des pirates et des contrôleurs fiscaux...
- Oui.
- Laissant les femmes et les enfants au port pour de longs mois....
- Oui.
- Mais tu vas arrêter oui ?
- Oui... euh... D'accord !
- Trixil, je crois que nous avons trouvé un bon filon en exploitant ces peuples primitifs...
- Oh que oui ! On pouvait pas rêver plus rentable !
- Exactement ! Et c'est pour ça que j'ai pris une grande décision !
- Ah ?
- Qui nous permettra de doubler nos bénéfices !
- Continue, tu m'intéresse...
- Mais je voulais te consulter avant, Trixil, mon vieil ami.
- C'est si important que cela ?
- Au cours des dernières années, nous avons accumulé un pécule assez important pour réaliser ce rêve...
- C'est à dire ?
- Lors de notre prochain arrêt à Tabbeck, nous irons voir les charpentiers... Et nous ferons contruire un second navire !
- Ouah !
- Et toi, Trixil...
- Moi ?
- Tu en sera le capitaine !
- Gnon !
- Quoi ?
- Euh.. Super !
- Je savais que cela te plairait ! Nous allons pouvoir multiplier par deux la fréquence des voyages !
- C'est génial !
- Bien ! Maintenant, passons aux détails pratiques...

Le Gnon écoutait, embué par les vapeurs de liqueur de Kwrmbl...

L'aube était sur le point de se lever lorsque la porte de la cabine de Mortegourde s'entrouvrit pour laisser passer un Gnon plus très frais à l'haleine chargée d'alcool et peinant à poser un pied devant l'autre.
- Et repose toi bien ! On devrait accoster dans la journée !

Gnon s'en fût à la proue s'exposer au vent en un vain espoir de se dégriser. Néanmoins, abattu par la fatigue, il ne tarda pas à s'assoupir au pied du bastingage alors que les premiers rayons d'un soleil encore somnolent venaient réchauffer le pont de la Carmilla.

...

- Lieutenant Trixil ?
- Gnon...
- Mon lieutenant ?
- Gnon... Gnon...

* Splash ! *

- GNON !
- Lieutenant Trixil ? Vous êtes réveillé ?
- Un peu qu'je l'suis ! Quel est le Sfiznar centripette qui m'a lancé ce seau d'eau de mer ?

Les matelots attroupés autour de la "couche" de Gnon se détournent tous, un sourire de connivence au visage.

- A vos postes bandes moules au Kwrmbl !

Alors qu'il donnait ses ordres, un petit matelot vint, le regard au sol, s'adresser à lui :

- Qu'y a-t-il, Marty ?
- Euh... Je... Mon lieutenant ! Hum... Il...
- Quoi ?
- Eh bien c'est que...
- Parle plus fort, huître à la mousse de Roumilla !
- Il... Manque deux mliritrons, mon lieutenant...
- Comment ça ?
- Eh bien... Lorsque je suis descendu en cale hier soir, j'ai remarqué qu'il y en avait deux de moins...
- Ridicule ! Où voudrais-tu qu'ils soient ?
- C'est bien ça qui m'inquiète mon lieutenant...
- Je demanderais à quelqu'un qui sait compter d'aller voir... maintenant laisse moi !
- Mais c'est vrai ! Et si... Mon lieutenant, et si c'était le Glozup ?
- Quoi ? Le Glozup ? Hahaha ! Ce n'est qu'un conte voyons ! Il n'y a jamais eu de monstre sanguinaire voleur de marchandises venant arracher les poils de nez des marins à la petite cuillère entre deux heures et trois heures quarante-deux du matin pour les déguster en salade avec du concombre de mer farci ! Ce "Glozup" n'est là que pour effrayer les mousses !
- V... Vraiment ?
- Bien sûr mon garçon ! Allez, va récurer les cabinets !
- Ou... Oui mon lieutenant ! Encore merci mon lieutenant !

Le jeune garçon s'en fût ventre à terre vaquer à ses tâches quotidiennes. Le reste de la journée se déroula sans anicroches, Gnon puisant dans le savoir marin de Trixil pour accomplir les tâches lui étant dues.
Alors que le ciel commençait à rougeoyer, la vigie poussa un grand cri :

- Ville en vue, mon capitaine ! C'est Tabbeck !

Tout l'équipage fût bientôt sur le pont, paré à effectuer les manœuvres d'accostage.

Gnon observait, tout émoustillé.

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